Un proche me parle du cinéma de Chantal Akerman depuis deux ans désormais, sans que – j’ose le dire – je ne songe véritablement à m’y intéresser de près. Il aura fallu qu’il me propose de l’accompagner à la projection du film documentaire Sois belle et tais toi, réalisé par l’une des actrices fétiches de Chantal – Delphine Seyrig – pour que je m’en approche.
Et qu’ensuite, le British Film Institute mette à jour son classement des meilleurs films de tous les temps pour y insérer en pole position* : Jeanne Dielman 23 quai du commerce 1080 Bruxelles de la dite Chantal Akerman, pour que je me décide enfin à me lancer à la découverte de son oeuvre. *détrônant ainsi Sueurs froides du maitre Hitchcock, et Citizen Kane.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction ! Si la durée du film (3h21) m’a d’abord quelque peu rebutée, je décidai de me jeter à l’eau après une journée passée à marcher. L’idée de me poser dans un fauteuil de cinéma moelleux me réjouissait alors (il en faut parfois peu !)
Je vous le donne en mille. J’ai tant aimé ce film ! Il est clair que je l’ai vu au moment où je devais le voir. Pour qu’il résonne en moi. Je crois que les choses viennent à nous en temps et en heure. C’est vrai pour les films. Jean Dielman… est de ceux là. Il aura fallu que j’attende ce jour là, cette séance là pour appréhender le film de la manière la plus puissante qui soit. Ce film est de ceux qui me sortent grandie. Une version plus aboutie de moi même dira t-on. Car il m’a mené à une vraie forme de réflexion.
L’interprétation de Delphine Seyrig m’a marquée avec une puissance telle, les longs plans appuyés m’ont emmenée tellement loin dans la réflexion qu’il m’est difficile aujourd’hui (nous sommes à J+3 depuis la séance) de ne pas penser à cette Jeanne et au cinema de Chantal A (si jeune au moment de réaliser ce film, 24 ans !). Je suis comme enivrée de cette apparente simplicité alors nourrie de toutes les richesses possibles et inimaginables.
Comment est-il seulement possible et pensable de tant donner, de dire tant de choses sous couvert d’un film en apparence si simple. C’est de la maestria !
Si le film est un film sur le temps, la durée, l’ennui… il est surtout une réflexion visuelle sur l’espace temps.
Il dit tout. Tout de la condition des femmes mais aussi, par extension, de la condition humaine.
Il raconte 3 jours de la vie d’une femme. D’une ménagère pour être plus précise. D’une veuve élevant seule son fils adolescent.
Il met en scène 3 jours, en 3 actes qui répondent aux règles de la tragédie.
Jeanne Dielman est en soi une tragédienne des temps modernes (des années 70).
Ce qui frappe de prime abord c’est la longueur des scènes, fixes, qui s’étirent et s’allongent. Lorsque Jeanne Dielman épluche des pommes de terre, nous les épluchons avec elle. On est alors dans l’archétype le plus total du « cinéma vérité ». De ce genre de cinéma qui veut que le spectateur s’identifie au(x) personnages et vive avec lui/eux, à leurs côtés, leurs actions.
Le réalisme avec lequel les scènes sont tournées est hallucinant. Je me suis totalement immergée dans le quotidien de cette femme. Un quotidien cadencé à son paroxysme. Jeanne n’a pas une minute à elle si ce n’est le temps qu’elle passe à prendre son bain et à se coiffer… Et encore ! Car on l’imagine aisément plongée dans ses pensées qui se portent sur la suite de ses activités ménagères. Elle est toute tournée vers son fils. « Qu’est ce que je ferais sans lui », dira t-elle à un commerçant lors d’un de ses « small talks » quotidiens. Et prenons là au mot ! Elle ne ferait et ne serait rien sans lui, tant tout sa vie lui est dévouée. Si elle se lève le matin c’est pour lui préparer son café et cirer ses chaussures, si elle se pose à table le soir c’est pour lui servir le repas qu’elle aura mis l’après midi à préparer, et si elle tricote le soir c’est pour lui fabriquer un pull. Elle est de ces femmes qui n’ont de souffle que pour les autres.
Le jour alors où un grain de sable vient faire dérailler sa machine si bien huilée, c’est le chaos qui pointe son nez.
Elle ne se retrouve plus dans ces moments de vides. Ces temps morts qui la laissent seule face au néant de sa vie. Ces scènes sont d’une violence extrême. Et l’on tombe alors dans le pire des films d’horreur ! Dans ces scènes où elle s’assoit dans le fauteuil, ne sachant que faire, j’ai cru voir la petite fille de l’exorciste ! Elle est seule, hantée par le vide qui est en elle.
Une belle façon d’illustrer cette fuite en avant propre à ceux qui cadencent leur journée à la seconde près et ne savent se laisser aller à quelques minutes d’improvisation. L’ennui est salvateur ! Il enrichie la mécanique neurologique et permet d’aller fouiller au tréfonds de nous même pour y dénicher des idées, des secrets, faire face à soi… Et ce n’est pas vain, bien au contraire.
Jeanne, telle l’automate qu’elle est devenue – il faut la voir replier le canapé lit, essuyer la vaisselle ou cirer les chaussures de son fils sans âme ni allant – a perdu toute la sève de son humanité. Même dans ses interactions humaines, elle est si lointaine et nonchalante. J’ai entendu dire que Chantal A aurait dit à Delphine Seyrig qui posait des questions quant à son jeu : « tu épluches des patates et c’est tout, tu ne réfléchis pas ! » C’est dire à quel point elle cherchait à montrer l’aliénation du personnage.
Et puis Jeanne Dielman ce sont ces bruitages : l’eau qui coule, les interrupteurs qu’on allume et qu’on éteint à chaque fois que l’on entre et sort d’une pièce, ces bruits et ces lumières du dehors aussi qui se reflètent dans l’intérieur de Jeanne Dielman.
Ce sont ces conversations à la fois riches et abruptes entre Jeanne et son fils, au cours desquelles il est question tout à la fois de sexualité féminine, de filiation, de lecture à table ou encore de balades nocturnes (qui m’ont grandement intriguées).
Et puis c’est Delphine Seyrig : son phrasé, sa voix, son port de tête et sa façon bien à elle d’être là sans être vraiment là. Elle apporte au film cette touche hitchcockienne, à moins que ce soit le cinéma de Chantal A… Ou les deux. Ce film est en tout cas une affaire de femmes qui dénonce la condition de la dite femme (dans les 70’s), mais parle tout aussi bien de l’humanité toute entière.
Un film incroyablement marquant qui met en lumière une femme éteinte, tellement en dehors de la vie qu’elle en vient à tuer le plaisir.
C’est édifiant de tristesse ! Et terriblement jouissif en même temps.
Du grand, très grand cinéma.