Le 22 mai dernier, (jour de mon anniversaire, accessoirement), je découvrais à Cannes le nouveau film d’une réalisatrice dont je suis le travail depuis ses presque débuts : Justine Triet (La bataille de Solférino, Victoria puis Sybil).
Son Anatomie d’une chute était alors présentée en compétition officielle. A l’issue de la projection, je lui prédisais (comme beaucoup de festivaliers) une Palme ou Grand Prix potentiel.
Car oui, quelle maestria ! Nous sommes face à une réalisatrice qui maitrise son art.
Sandra, Samuel et leur fils malvoyant Daniel, vivent loin de tout, à la montagne. Le décor est posé. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est alors ouverte. Malgré le doute, suicide ou homicide, Sandra est inculpée. S’en suit le procès auquel Daniel assiste. Il s’avère être une véritable dissection du couple de ses parents.
Le film s’ouvre sur une scène d’intérieur. Sandra est en entretien, on ne comprend pas trop pourquoi au juste. Qui est cette autre femme avec qui un jeu de séduction semble peut-être se dessiner ? Déjà, une certaine forme de malaise s’installe. Son mari est présent, à l’étage. On ne le voit pas, on ne l’a pas encore rencontré mais on perçoit ses ondes au sens propre comme au figuré. Il met une musique dont il augmente le son de plus en plus empêchant l’échange entre sa femme et son interlocutrice de se poursuivre dans de bonnes conditions, de se poursuivre tout court. L’ambiance est pesante et lourde. On sent les non dits, le mal être au sein du couple, une cohabitation difficile, sans même avoir vu les deux protagonistes réunis.
Le reste est à l’avenant. Sans jamais être les témoins d’une quelconque altercation, il est clair que nous sommes au sein d’un foyer où la bonne entente ne règne pas. Les tensions sont palpables.
Le film est très fortement ancré et parfaitement ficelé et ciselé. Justine Triet maitrise son art et je réalise que j’aime sacrément les films de procès. Froid de prime abord, j’aime justement cette autopsie qui nous est donnée de voir. Ici celle d’un couple qui ne s’est jamais vraiment déchiré mais qui s’est détesté par des rancoeurs tues, des frustrations non évoquées qui ont rendu chacun amer, déçu, reclus. Ils ne font plus un mais sont totalement désolidarisés s’accusant mutuellement de leur propre mal être. Et cette étude d’un tribunal : lieu où le verbe est roi. Lieu de toutes les vérités et de tous les mensonges également. Ecrin de la réthorique qui décide du destin d’hommes et de femmes.
De la délicate alchimie du couple.
De la difficile tâche des tribunaux à juger les humains.
Je vois deux sujets et angles majeurs dans ce film. La richesse du verbe dans le cadre d’un récit, lorsqu’il est question de relater un événement passé. Il est alors possible de dire tout, et son contraire. Il n’est pourtant pas question de donner des arguments, mais simplement de dire des faits. Et les mots choisis peuvent être utilisés à bon ou mauvais escient. Le film joue par ailleurs sur un double niveau de langue puisque Sandra n’a pas le français comme langue maternelle mais est enjointe à parler français dans la Cour. Ce double niveau de langage exprime le difficile exercice qu’est la communication. Ce qui est exprimé n’est pas forcément entendu, compris de la bonne façon. En ce sens, ce film est par ailleurs « une anatomie du langage « .
Egalement, sans en faire une oeuvre délibérément féministe, Justine Triet donne à son héroïne la possibilité d’exprimer de nombreuses facettes pour évoquer et même dénoncer les injonctions de la société envers les femmes. Sandra est plus puissante socialement que son mari, libre sexuellement, pas forcément aimable, et surtout pas du genre à renoncer à ses choix… même si elle en regrette quelques uns semble t-il. Le film et ses personnages sont d’une richesse infinie. Ils sonnent si vrai et sont perclus de ces incertitudes qui nous touchent tous. Du cinéma incarné au plus haut point. Une riche dissection humaine.
Sur le plan technique et formel, Justine Triet nous mène vers des sommets avec notamment cette scène de dispute d’abord uniquement portée à nos oreilles, créant alors la distance, pour finalement nous amener au coeur de la dite dispute. Un cas d’école que cette scène.
Je retiens avec elle, la scène où père et fils sont en voiture, portée par un procédé similaire, à peu de choses près. C’est ainsi que la réalisatrice repense la façon de filmer les échanges, pour les rendre encore plus percutants.
Reste également, et j’ai mis l’accent sur cet aspect lors de la deuxième projection du film, cette relation mère – fils et plus largement, enfant – parents. Et tous les secrets qu’elle recèle. Qui sont nos parents ? Qui étaient-ils avant notre naissance et qui sont-il en dehors du fait d’être nos parents ? Quels adultes sont-ils ? J’aime que la réal soit allée sur ce terrain là, riche et sinueux.
On a parfois la sensation particulière que le cinéma ne parvient pas à se réinventer, que tout a été dit et montré… J’aime tant que Justine Triet nous prouve et montre qu’il y a encore tant de possibles.
Une palme pour cette audace. Une palme pour cette recherche. Pour cette proposition riche. Une palme pour cette qualité de cinéma.