Romy dirige une entreprise florissante de robotique. Elle a un mari metteur en scène, et deux filles adolescentes. Elle jouit d’un niveau de vie plus que confortable, et est autant respectée qu’appréciée par son entourage professionnel. Une vie instagrammable.
La première scène du film nous montre Romy en train de faire l’amour avec celui que l’on imagine de suite être son mari, Jacob. L’intensité est telle qu’ils sont sur le point de jouir… Lui en tout cas, c’est certain. Elle un peu moins. Ses râles étant possiblement trop exagérés pour signifier une vraie et profonde jouissance. De l’incarnation de cette femme, déjà et dès lors, toujours dans une posture de contrôle. Leurs cris respectifs se terminent alors dans un « je t’aime » semble t-il, lui, sincère.
La séquence qui suit nous emmène dans une autre pièce où Romy – définitivement non satisfaite donc – se masturbe en regardant une vidéo porno qui évoque une relation de soumission. Nulle doute ici sur la jouissance qu’elle s’offre à elle même, intense et sourde.
Samuel, l’un des nouveaux stagiaires de l’entreprise, va justement déceler ce goulet d’étranglement qui l’inonde et l’asphyxie. Détecter ses désirs inassouvis.
Avant d’aller plus loin, remontons déjà jusqu’à leur rencontre. Lourde de sens. Alors qu’elle arrive au bureau, Romy est surprise par un chien qui était sur le point de se jeter sur elle. Chien alors dompté par Samuel qui sauva au passage Romy d’une attaque assez féroce.
Forcément intriguée par sa capacité à calmer les ardeurs de l’animal, Romy est par ailleurs et ce, dès le départ, attirée par son assurance, son refus de se conformer, et son attitude générale de désobéissance.
Il faut dire qu’il n’est pas neutre ce Samuel. Son charisme fait la différence. Et l’acteur qui l’incarne, Harris Dickinson (vu dans Sans filtre, la palme d’or d’il y a quelques années) donne tout à son personnage. On le sent jubiler de jouer ce minot au charme dévastateur prêt à tout balayer sur son passage. Mais il est bien plus subtile que ça, et c’est là tout l’intérêt de ce personnage qui est habité et traversé par tout un tas d’états. On le perçoit au fur et à mesure que la relation entre eux s’installe tour à tour dominant, paternaliste « vous aimez que l’on vous dise ce que vous devez faire » / « mets toi à quatre pattes » ; ou encore délicat, sensible et manquant de confiance et d’affection « veux tu me psychanaliser ? » / « serre moi fort »… On ne sait jamais vraiment sur quel pied danser avec lui. Une chose est sure : il aime jouer. Et va embarquer Romy – incarnée de façon incandescente et toute en nuances, par une Nicole Kidman à son apogée.
C’est justement sur cette dualité, cette pluralité même des sentiments et des traits de caractères que se joue tout le film. Cette pluralité ne créé jamais d’amalgame mais, au contraire, donne du contraste et de la substance à un film qui aurait pu être très binaire s’il n’avait pas exploré tous ces territoires.
Car si Babygirl véhicule bien un message, c’est qu’il est réducteur de s’arrêter aux apparences. Nous sommes tellement plus que l’image que nous véhiculons et qui n’est qu’une représentation biaisée et normée que la société nous impose. Cette femme tout en contrôle est en fait une boule d’insécurités et de frustrations tant elle tente de maitriser son, ses désirs. Or, si le cadre est indispensable, tout le jeu de la vie est justement de trouver l’équilibre qui nous convient entre maitrise et explosion de ces désirs, de ces envies… Jamais je n’ai vu aussi bien porté à l’écran la preuve que le contrôle n’est en rien une aide au pouvoir et à la réussite. Bien au contraire. Il suffit d’une micro faille pour que les coutures sautent.
Vous l’aurez compris, tout dans ce film – qui frôle véritablement la perfection – tend à nous dire l’importance majeure de la nuance.
Dans cette société qui nous ordonne d’être normé, en phase, au sommet, ce film vient nous redire qu’il nous incombe à chacun de trouver notre norme, notre vérité, notre équilibre personnel. A l’heure où la sphère privée tombe de plus en plus dans le domaine public (réseaux sociaux obligent), il semble plus important que jamais d’être au clair avec notre intimité pour justement la vivre en toute liberté, à l’abris des regards envieux et / ou jugeants. Ne serait-ce pas là justement que se jouerait notre liberté ?
Restent une mise en scène légère ; d’une excellente maitrise, une BO endiablée, un duo d’acteurs charismatiques et une ambiance feutrée et sexy qui nous donne ce sentiment de vertige tout en restant toujours bien en place. Rien n’est jamais glauque ou risible. La maitrise est totale. Cette scène de soirée techno a fini de me prouver à quel point ce film est exactement le film que j’attendais et espérais.
On parle de « cinema post me too » et des sujets liés à la libération de la parole féminine, de la place de la femme dans la société, du consentement ou encore d’empowerement, et je trouve ces sujets souvent mal amenés. Déconstruire, oui. Il le faut. Mais déconstruire, ne veut pas dire tout envoyer valser. Sachons maintenir quelques garde-fous encore fonctionnels. En cela, je trouve la fin totalement réussie et d’une grande habilité. Oser dire que son mariage et sa famille sont tout pour elle ne fait pas de Romy une femme moins badass ni moins féministe pour autant. Bien au contraire, elle affirme ainsi son statut de femme ayant fait des choix de vie et c’est bien là, sans aucun doute, la façon la plus désirable de se présenter au monde.
Sur le sujet de l’empowerement, le personnage d’Esme, l’assistante de Romy qui aspire à gravir les échelons de la compagnie, apporte au propos la juste dose de tension que requiert le sujet. La sororité oui, mais jamais sans la confrontation qui va avec. Sans s’épancher, en une petite scène efficace qui nous montre ce face-à-face « avec micro mouvements » (qui m’a d’ailleurs fait penser à la célèbre scène de restaurant de Heat qui célébrait le face-à-face entre De Niro et Al Pacino : cette même intensité entre les deux personnages), la réalisatrice dit tout du sujet épineux que représente l’empowerement féminin et féministe. Tout n’est pas rose !
J’aime par ailleurs énormément, l’évolution de la relation de Romy à sa fille lesbienne d’abord en opposition avec cette mère en contrôle total et permanent de son travail, de son couple, de son corps… Cette mère qui lui semble de prime abord représenter tout ce contre quoi elle est en lutte pour finalement la voir telle qu’elle est vraiment, en proie au doute, à la peur, à la tristesse. Une humaine !
Une autre scène m’a grandement marquée. Celle de la voiture. Romy, déjà sous influence – elle l’est depuis qu’elle a croisé le regard de Samuel dans la rue – fait croire et se fait croire à elle même qu’elle est encore en contrôle de la situation. Contrôle qu’elle a perdu à l’instant même où elle a croisé le regard de Samuel dans la rue. Cette scène est fascinante. Elle pense encore le maitriser en ayant locké le verrou de la portière mais il est en totale possession de la situation. Ce n’est pas son argument pathétique auquel elle se raccroche mais ne croit même pas : »tu es si jeune, je ne veux pas te faire de mal » qui parviendra à lui et à nous faire croire qu’elle contrôle quoi que ce soit. Tout est à l’avenant. D’une grande et parfaite fausse ambiguïté.
C’est cela en fait Babygirl, un grand film sur le fil mais en totale maitrise de son sujet. Qui joue sur une certaine ambiguïté sans pourtant être jamais ambigu. Un film qui tient son cap sur un sujet délicat.
Quelle meilleure conclusion que cette phrase d’une critique des Inrocks qui dit que que Babygirl est « un appendice malicieux au Eyes Wide Shut de Kubrick ». Rien de moins que l’un de des films préférés. Voir le personnage de Nicole Kidman, cette même délicatesse, cette même coquinerie dans le regard, ce même côté maternel, cette même candeur, cette même fougue au corps, cette même pâleur, cette même minceur… évoluer dans les vertiges de ses fantasmes est le plus bel appendice du chef d’oeuvre Eyes Wide Shut, qu’il eut été de voir.
Grand.