Jacques Audiard nous livre un nouveau film. C’est pour moi un événement en soi.
Si vous me suivez depuis des années vous savez à quel point son cinéma me touche, son questionnement constant sur la relation au père, ou si ce n’est la relation au père, sur la quête de soi, l’humanité qui se dégage de ses personnages souvent brisés par la vie, en route vers une construction, une rédemption…
Des années que j’entends parler de ce nouveau projet : « une comédie musicale tournée au Mexique » (finalement tournée en région parisienne ndlr). J’avoue avoir été déçue de sa tentative westernienne (Les frères Sisters) et me souviens m’être dit lorsque j’ai entendu parler de ce projet que j’aimerais qu’il revienne à ses films plutôt classiques tels que Sur mes lèvres, De Rouille et d’os, De battre mon cœur s’est arrêté et l’immense Un prophète…
C’était sans compter la puissance du propos qu’il insuffle dans chacun de ses films qui leur donne une âme, cette dose d’humanité si chère car peu présente dans le cinéma actuel. Un cinéma qui parle vrai, qui dit le monde, nos sociétés et leur évolution et surtout, qui prend le temps de se déployer, et de dire l’humanité capable de se nicher jusque dans les basfonds, parfois chez les gens les plus mal perçus et jugés par la société. Son cinéma est ainsi, pour moi, une véritable source de vie. Et je partage avec Jacques Audiard cet intérêt pour les laissés-pour-compte, ceux justement que la société place trop vite dans une case. Ce sont eux justement auprès desquels j’ai principalement envie de respirer. Et si je devais moi aussi filmer, ce serait eux que je choisirais.
J’ai retrouvé tout cela, et plus encore, dans ce film présenté en compétition officielle à Cannes en mai dernier (le film est d’ailleurs rentré du festival avec le Prix du Jury et un prix d’interprétation féminine remis à ses 4 actrices).
Emilia Pérez c’est l’histoire d’un narcotrafiquant mexicain transsexuel en route pour enfin vivre sa véritable identité. La question du genre est ainsi au cœur du film, les sujets chers au cinéma d’Audiard sont là aussi comme la relation au père, et le manque du père… C’est aussi et surtout un film très féminin avec des rôles de femmes indépendantes, soumises à la bêtise humaine d’un patriarcat en bout de course, luttant alors pour leur survie, pour que leur place soit reconnue. Des portraits de femmes debout qui prennent leur destin en main.
Deux marqueurs forts me viennent alors à l’esprit.
Jacques Audiard délaisse ainsi avec ce film cette masculinité très virilisée qu’il mettait jusque là en exergue dans ses films, pour mettre en lumière ces femmes puissantes et dignes.
Et nous livre en soi un film lui même transgenre car aux confins du film musical / comédie musicale, du film de gangster, du mélo / soap opéra.
Et quelle richesse cela donne !
L’insertion d’interludes musicaux donnent au film toute sa structure et je garde en tête une scène de danse particulièrement puissante (celle de la soirée de gala) ; Zoé Saldana y est impériale. Son personnage d’avocate est le fil conducteur de cette histoire de vie. Celle qui mène la danse c’est Karla Sofia Gascon : l’actrice principale qui joue Emilia et, au début du film, le narcotrafiquant dont je parlais. Il faut la voir à l’œuvre. On la sent puiser au fond d’elle pour incarner ce double rôle, faire ce voyage inverse, elle qui dans la vraie vie est née dans ce corps d’homme qu’elle a subi, puis quitté. Elle est incroyable d’abnégation et de cette puissance fragile qu’ont ceux qui sont passés / passent par des gros tourments mais ont en eux, toujours, la fragilité, et au fond la certitude que les choses se mettront en place, comme elles doivent.
De cette volonté qui vous amène à vous démener. Karla Sofia est de celles-là. Elle irradie et nous a émue lors de la réception de son prix, à Cannes. Karla Sofia entre ainsi dans l’Histoire en étant la toute première femme transgenre à recevoir ce prix. C’est grand, à l’image de son parcours, à son image.
A l’image du cinéma de Jacques Audiard qui poursuit sa route pour nous dire une nouvelle fois la quête de soi et la quête de rédemption. Il ose et il réussit le pari. Car son film m’a touchée au coeur. Tout n’est pas rose dans cette route vers soi et Emilia a perdu beaucoup en faisant le choix de devenir la femme qu’elle a toujours été. Elle en a perdu sa famille. Audiard nous montre au travers de son film la réalité douloureuse des choix impensables qu’une transition peut induire. Tout n’est pas rose donc et être soi exige du courage. Mais le film est lumineux et d’une puissance de vie incroyable.
C’est tout cela le cinéma de Jacques Audiard. C’est grand, très grand.