Quel grand film sur la peur d’aimer !
Quel grand film sur notre humanité telle qu’elle est en train d’être bouleversée par les usages de la nouveauté.
C’est peu dire que mon histoire avec ce film fut spéciale dès son commencement. J’en entendis parler tardivement, soit peu de temps avant sa sortie en salle. Immédiatement l’envie de le voir se déclara. J’aime le cinéma de Bonello et Léa Seydoux.
Puis 3 retours catastrophiques du film vu en avant première, et aux tous premiers jours de sa sortie ont presque réussi à me dissuader d’y aller. Ajoutons à cela la durée du film (2h26). J’étais à deux doigts de manquer ce brillant opus.
C’est sans compter le fait que j’aime me faire mon propre avis sur les choses, les oeuvres, les lieux… Mon propre avis !
Et comme j’ai raison ! Car ce film m’a tout à la fois enivrée, enchantée, émue, bouleversée, intéressé… Il a fait ressortir de très loin des sentiments que j’ai connus, que je ressens, et en parallèle m’a passionné par ce qu’il dit de la période charnière que nous vivons, bouleversée par les usages divers et multiples de l’IA (intelligence artificielle).
La bête narre l’attirance de deux personnages qui se croisent à travers les époques.
Pour ce faire, le réal Bonello part du postulat que nous avons plusieurs vies successives. Il convient alors de le suivre d’emblée dans cette croyance pour se laisser porter par le récit tantôt romanesque, tantôt moderne de cette belle histoire de rencontre et finalement d’amour.
Car si le film s’ouvre sur une scène de tournage de cinéma sur fond vert, il nous transporte ensuite dans les salons d’une soirée mondaine ou Gabrielle parcourt les salles à la recherche de son mari « comment se fait-il que dans les fêtes et soirées, on passe notre temps à chercher les gens avec qui nous vivons au quotidien » lui dira une femme croisée au détour d’un couloir. Pour nous amener ensuite en boite avec cette même Gabrielle version mannequin française installée à LA.
Ce film est un film de rencontres, d’échanges, de questionnement, d’attente aussi et de relation. Il nous prend par la main et nous fait virevolter de 1910 dans un Paris presque noyé par la Seine en crue à 2044 à Los Angeles où l’IA a pris le pas sur nos vies, en passant par 2014 : fameuse époque d’entre deux… L’époque de « toutes les catastrophes » pensera t’on en 2044 : notre époque actuelle pas encore gouvernée par l’IA mais toujours gérée par des décisions humaines et alors en proie à des menaces de tous ordres.
Si le film retrace plusieurs temps forts des vies de cette femme, c’est pour marquer ses retrouvailles avec cet homme qui n’est pas son mari mais pour qui elle a eu un coup de foudre. Un homme qu’elle passera sa vie à attendre, chercher, retrouver. Comme si le timing de leur amour n’était jamais le bon.
Dans l’interval elle vit plusieurs vies et expériences, et celles qui m’ont le plus plu sont celles liées à sa vie en 2044, au sein d’une société gouvernée par l’IA. On y découvre alors une Gabrielle dans l’obligation de « nettoyer » son ADN – comprenez dans l’obligation de se « reset » pour accéder à un travail décent. Cette société « supra » normée lui reproche d’avoir trop d’affect.
Refusant cette « intervention », Gabrielle est une rebut de la société condamner à un sot métier. Elle est au mise au ban. Son amie, une IA avec qui elle passe des heures entières à parler, insiste pourtant sur son expérience positive de ce « nettoyage ». Depuis elle vit beaucoup mieux, elle a oublié ses mauvais souvenirs passés (on pense alors à Eternal Sunshine of the spotless mind) et vit légèrement toutes ses histoires d’amour. Elle vit en sourdine et ça lui va bien. Halte aux « ups and downs » d’antan lorsque ses émotions la gouvernaient et vivaient fort en elle.
Ainsi La Bête nous dit quelque chose d’important. Faut-il tout accepter de l’évolution de nos sociétés et nous plier à leurs règles au risque de perdre jusqu’à notre humanité même ?
Léa Seydoux est époustouflante dans le rôle de cette femme qui refuse de ne vivre qu’à moitié. Vivre avec les hauts et les bas que la vie nous incombe plutôt que dans une tiédeur morne.
S’il n’y a pas de risque, y a t-il alors seulement de la vie ?
Bonello convie tout à la fois le romanesque de Titanic, l’ambiance lynchienne et la poésie de Gondry pour donner vie à un film multiple et tellement parlant qui résonne fort. Non content d’être totalement incarné, ce film, sans pourtant être un film de science fiction à proprement parler est plein d’acuité sur le monde 100% numérique vers lequel nous nous dirigeons.
Avons-nous une chance encore de sauver notre humanité ?
La nostalgie que porte en elle cette Gabrielle, mêlée à la mélancolie naturelle qui émane de Léa Seydoux nous donne un indice. En cela cette fin est d’une puissance sans nom. J’entends encore ce cri déchirant. C’est déjà fini. Il est déjà trop tard. Il nous faut être prêt pour ce qui advient de notre humanité. Elle n’est plus celle que l’on connaît.