Une fois n’est pas coutume (il signe ici le troisième volet d’un triptyque sur le monde du travail après La loi du marché et En guerre), Stéphane Brizé nous livre une radioscopie de la jungle professionnelle « made in Wall Street ».
Made in province en réalité. Mais la réalité du monde professionnel d’aujourd’hui c’est la mondialisation. Et qui dit mondialisation, dit entreprise située en province, dont le siège est situé à Paris, dont le grand patron est situé quelque part outre atlantique et dont le grand manitou n’est autre que Wall Street. Le grand capital américain.
Je parlais de radioscopie et c’est bien cela, tant le film, totalement cinématographique, flirte – avec brio – avec le réel. Il dit la violence du monde du travail. La violence des mots et des actes. Lorsqu’un directeur demande sans sourciller à un responsable de site quelle employée « ne devrait surtout pas passer sous un train », pour savoir quel nom il doit barrer ou pas de sa liste… Il est clair que le peu d’humanité dont il bénéficiait, n’est plus.
C’est cette vérité là que dit « Un autre monde ». Cette vérité du terrain qui n’est que « plan de redressement », « de licenciement », ce monde professionnel dans lequel on ne forme pas les plus de 50 ans « car ils vont bientôt partir »… Ce monde du travail qui se veut bienveillant (ce fameux terme) mais vise à casser, broyer les gens. Car seule la performance compte. Et la sur-rentabilité bien évidemment.
Et au coeur de ce marasme, Philippe Loemel. Un cadre dirigeant à qui l’on a donné ordre de mission de gérer un nouveau plan de licenciement. Ce sera son deuxième. Le premier il l’a mené à bien mais cette fois, il dit non.
Car il est lui même à bout et ne peut plus faire la jointure entre l’humanité – sincère – dont il fait preuve auprès de ses salariés en interne, et cette nouvelle injonction qui lui demande de faire du tri parmi ces salariés impliqués « qui ne posent même plus leurs congés pour remplacer les employés manquants sur la chaine de fabrication ».
Avec cette impasse professionnelle, c’est tout un pan de la vie de Philippe qui s’effrite. Et en parallèle, c’en est un autre qui collapse : son mariage qui s’est fissuré. Cette scène sublime de visite d’appartement où il est question de chauffage au sol et de surface habitable est à ce propos déchirante. La caméra filme les visages du couple qui vend l’appartement et l’on voit alors sur leur visage les souvenirs qui défilent. Leur monde révolu. On imagine alors les enfants qui ont jadis gambadé dans ces couloirs, et les rires, et la vie de famille qui fut la leur. Et qui n’est plus.
Le film est sur un fil, ténu, et montre cet homme – magnifiquement interprété par un Vincent Lindon plus vrai, profond, vibrant que jamais – à la lisière mais tentant de colmater comme il peut. Et on le voit surtout s’épuiser à la tâche. D’un côté il se plonge dans les analyses de chiffres pour tenter de trouver la solution qui le / les sortirait tous de ce chaos professionnel et de l’autre, il cherche à retrouver le chemin de sa vie familiale, le lien avec sa femme et son fils dont on comprend qu’il s’est trop éloigné, trop longtemps. Au point de leur laisser à chacun le goût amer d’un homme perdu dans ses chiffres, ses analyses et ses calculs.
Car Philippe est devenu une machine. D’ailleurs facilement remplaçable par une autre machine.
Cet autre monde est désincarné, désarticulé, en charpie. C’est un monde qui broie les humains, les empêche. Qu’ils soient riches, en haut de l’échelle ou en bas et pauvre. Leur vie ne se rapporte qu’à leur activité professionnelle.
Mais en dehors de ce monde, il en existe un autre. Ouvert à d’autres possibles. Un monde qui épanouit, un monde qui rapproche et rassemble. Sans être utopiste, Stéphane Brizé ouvre sur la possibilité, réelle et concevable, de dire « stop », de dire « finalement non » pour ouvrir une autre porte plus en adéquation avec le respect qu’on doit tous… à sa propre personne.
Mentions spéciales à Sandrine Kiberlain (définitivement excellente et à la fois à fond et dans la demi mesure, quelle puissante délicatesse !) et à Marie Drucker, prometteuse. Sans oublier Anthony Bajon qui excelle dans ce rôle de vibrato.
Et puis il faut au moins Anne Sylvestre pour dire l’espoir de toujours maintenir une dose d’humanité.